Parce qu'il n'est plus appréhendé comme un soulagement, mais plutôt comme une inquiétude, le progrès est en crise. Crise de légitimité ? De reconnaissance ?
Que reste-t-il de l’idée de progrès ?
Envie de réenchanter cette notion ? Suivez le Cap !Je pense que si l’on croit au progrès, alors on doit soumettre cette notion à elle-même.
C'est-à-dire on doit la faire progresser.
Et donc la question qui nous est posée à tous, c'est comment faire progresser l'idée de progrès pour qu'elle nous parle à nouveau d'une façon cohérente qui donne un sens à nos actions d'aujourd'hui ?Etienne Klein
Philosophe et physicien
Directeur de recherche au CEA
Avant le mot progrès, il y a eu le verbe progresser qui avait une connotation spatiale.
On disait qu'une armée progresse, ça voulait dire qu'elle avançait dans l'espace.
Ça ne voulait pas dire qu'elle modernisait son matériel.
Et puis un jour, Francis Bacon, un philosophe britannique, il s'est dit mais peut-être qu'on peut aussi progresser dans le temps et pas seulement dans l'espace ?
Et c'est là qu'est apparu le sens moderne du mot progrès, qui consiste à considérer que plus de temps aura passé dans le futur et mieux ce sera.
[Configurer le futur]
Et donc, croire au progrès, ce n'est pas une attitude simplement passive.
Il faut faire un travail intellectuel qui consiste à configurer le futur à l'avance donc, d'une façon qui soit crédible et attractive.
Crédible parce que le progrès, ce n'est pas simplement l'utopie.
Il ne s'agit pas de rêver un autre monde dont on ne pourrait pas dire comment on peut y accéder.
Et il faut que ce soit attractif parce que le progrès n'est pas automatique.
Il va donc falloir travailler à le faire advenir.
[Le progrès en crise ?]
Le futur n'est plus le champ des possibles infini tel qu'il était présenté auparavant, mais plutôt quelque chose qui nous inquiète et la raison, en tout cas, une des raisons, c'est que quand vous écoutez aujourd'hui des scientifiques qui travaillent sur le climat, la biodiversité, la raréfaction des ressources, la pollution de l'air, des sols, de la mer, des océans, etc. quand ils parlent du futur, ce n'est pas attractif.
Et les discours attractifs ne sont pas crédibles.
Donc ce qui faisait le ressort même de l'idée de progrès, la combinaison entre ce qui est attractif et ce qui est crédible est tombé en panne.
Et du coup, on est un peu perdu puisqu'on ne sait plus sur quoi asseoir l'idée de progrès.
[Repenser le progrès]
Ce n'est pas qu'il faille plus y croire, c'est qu'on comprend qu'il faut retravailler cette notion pour tenir compte des leçons apprises au cours de l'histoire depuis que ce concept a été théorisé par les philosophes des Lumières.
Pour les philosophes des Lumières, le progrès, quel que soit le qualificatif qu'on lui donne, doit bénéficier au genre humain, pas à une partie du genre humain.
Hors on voit bien qu'aujourd'hui, il y a quand même de très très grandes inégalités dans le rapport à ce qu'on appelle le progrès.
Et ça, ça nous met mal à l'aise.
On est capables d'aller sur la lune, peut-être bientôt sur Mars, mais dans le même temps, on voit des gens qui dorment dans la rue.
Et donc il y a un truc qui aboutit à une forme de dissonance cognitive qui nous fait réinterroger cette notion et comme nous sommes un peu paresseux intellectuellement, on ne la retravaille pas assez et on pense qu'on va la sauver en la remplaçant par un autre mot.
[Innovation = progrès ?]
On pourrait se dire finalement, le remplacement du mot progrès par le mot innovation est neutre ou plutôt on a modernisé notre discours en remplaçant le mot progrès par un mot soi-disant plus moderne.
Mais quand on regarde les choses en détail, notamment les rhétoriques dans lesquelles autrefois on insérait le progrès et dans lesquelles aujourd'hui on parle d'innovation, on s'aperçoit que nos discours sur l'innovation ne rendent pas justice à l'idée de progrès.
Les discours dans lesquels on l'insère s'appuient toujours sur l'idée que le temps qui passe est corrupteur.
Le temps qui passe, dégrade les situations, aggrave les défis et donc c'est l'état critique du présent qui légitime l'innovation, alors que l'idée de progrès s'appuyait d'abord sur l'idée d'un temps qui passe qui est constructeur, qui est complice de notre liberté et de notre volonté et qui oblige à penser le temps long ce que l'innovation n'oblige pas à faire.
[On n'arrête pas le progrès ?]
J'étais frappé de voir à quel point le sens de l'expression « on n'arrête pas le progrès » a changé.
Quand j'étais jeune, c'était un jugement moral.
« On n'arrête pas le progrès », ça voulait dire le progrès étant une bonne chose, il ne serait pas bien de vouloir l'interrompre.
Alors qu'aujourd'hui, d'après ce que j'entends dire par mes étudiants, c'est un jugement pratique.
C'est-à-dire que la course de la technologie a une dynamique propre sur laquelle nous n'avons aucun pouvoir et il me semble qu'il faudrait arrêter de dénigrer le progrès, mais le soumettre à lui-même en faisant progresser notre façon de le penser.